On lui doit des romans qui crépitent, tel le fabuleux Basses terres (Éd. Liana Levi) paru l’an dernier. Plus épidermique encore, Histoire sentimentale de mes cheveux (Éd. Bayard) est un récit à la première personne, où Estelle-Sarah Bulle noue et dénoue ce que sa chevelure crépue cristallise. Ou comment la coiffure, comme la littérature, émancipe.
Marie Claire : Quand avez-vous compris qu’autour de vos cheveux crépus se jouait quelque chose qui vous dépassait ?
Estelle-Sarah Bulle : Je pense que je l’ai toujours su, mais pas de façon consciente. Toute mon enfance, j’ai vu ma mère, qui est blanche, se débattre avec ma chevelure, alors qu’en Guadeloupe, dont mon père est originaire, je rencontrais des femmes qui étaient à l’aise, habiles à manier les cheveux crépus.
À l’école comme dans ma vie professionnelle, j’ai subi au sujet de ma coiffure des micro-agressions. À travers mes cheveux, on m’a souvent fait sentir que je n’étais pas dans la norme.
40 ans, vous avez lâché vos cheveux pour la première fois de votre vie. De quoi procédait ce tournant libératoire ?
J’ai eu des déclics littéraires, comme Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie, le premier roman, à ma connaissance, à parler des cheveux des femmes noires. Il y a eu aussi le mouvement "nappy" sur les réseaux sociaux, où des Noires expliquaient comment se faire de jolies coiffures sans chimiquement se défriser.
Ça peut sembler déconnecté, mais je pense également que les débats sur la dette qu’a imposée la France à Haïti, sur la torture en Algérie, font avancer la cause de mes cheveux !
On progresse tous quand la France regarde en face son histoire coloniale. Mais il y a encore du boulot : ma fille, qui jusqu’au bac lâchait ses cheveux, n’ose plus le faire depuis qu’elle est en classe prépa, lieu de pouvoir, d’élite, car elle s’y prend les mêmes réflexions que moi à son âge.
C’est à 40 ans aussi que vous avez décidé de consacrer votre vie à l’écriture. Qu’est-ce qu’écrire et se coiffer ont en commun ?
Ce sont des gestes intimes et solitaires – enfin, pour moi qui me coiffe toute seule. Des processus où l’on n’est pas en contrôle de tout, où l’on doute. Des parts de soi qu’on montre au monde.
Vous qualifiez de "langue crépue" celle de Patrick Chamoiseau, que vous découvrez dans son roman Texaco en 1992 qui contient du créole. Chamoiseau est né en Martinique, vous en région parisienne, mais diriez-vous que votre langue d’écrivaine est crépue elle aussi ?
Mon éditrice, Liana Levi, a une belle formule pour les auteurs comme moi qui sont entre deux cultures. Elle qualifie de "langue fantôme" celle que vous ne parlez pas, mais qui infuse en vous et ressurgit dans votre écriture. Je ne m’exprime pas en créole au quotidien, mais, par exemple, je vais écrire plus facilement "au mitan", tournure très antillaise, plutôt qu’"au beau milieu". Et je préfère "au pipirite chantant", si joli, plutôt qu’"à l’aube".
L’un des fils rouges du livre, c’est aussi l’atelier d’écriture que vous avez mené dans un CAP coiffure en Seine-Saint-Denis. Qu’est-ce qu’il en restera, selon vous, chez ces élèves ?
Ce n’est pas quantifiable ni prédictible, pas mesurable en notes ou barèmes, mais quelque chose de riche est passé, un contact avec la littérature s’est fait. Quand je leur parle de Poil de Carotte ou d’Americanah, c’est mystérieux pour eux, mais ça les ravit aussi. Ces jeunes gens sont pétris de complexes et d’empêchements tout en ayant plein de choses à dire, et peut-être d’autant plus face à une écrivaine qui physiquement leur ressemble.
"Histoire sentimentale de mes cheveux", de Estelle-Sarah Bulle (Éd. Bayard), 19 €
Article publié dans le magazine Marie Claire 874, daté juillet 2025
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