Conseils d’administration : la solution norvégienne

Dans l’empire du mâle, c’est la dernière case à investir. Le conseil d’administration, qui rime si bien avec bastion. Si on n’y fume plus le cigare dans des fauteuils à haut dossier, comme dans les vieux films américains, dans plus de 80 % des cas on n’y compte toujours pas une seule femme. Et celles qui y siègent arrivent le plus souvent par des filières des ressources humaines ou de la communication. Elles ont en général dix ans de plus que leurs collègues. En moyenne, un homme intègre un conseil d’administration à 45 ans, une femme à 54 ans. Accablant, non?

La Norvège a résolu le problème en imposant des quotas, par une loi proposée par un homme, ministre conservateur et kamikaze, Ansgar Gabrielsen, et votée en 2002. Du coup, le pourcentage des femmes siégeant autour d’une grande table ovale y atteint son record mondial: 44%. En France, où 41% des cadres sont des femmes, il aura fallu la pugnacité de Marie-Jo Zimmermann, députée UMP, présidente de la délégation de l’Assemblée nationale aux Droits des femmes et à l’Egalité des chances entre les hommes et les femmes, pour que l’idée de la parité au sommet des ­grandes entreprises fasse son chemin. C’était en 2006. Sa proposition d’imposer 20% de femmes dans les conseils d’administration fut alors censurée par le Conseil constitutionnel.

Ça tourne !

Après avoir, à l’été 2008, réussi à faire voter un amendement à la Constitution qui élargit le principe de parité au secteur économique et social, Marie-Jo Zimmermann n’a pas lâché et suit toujours la proposition de loi, actuellement travaillée au Sénat, qui prévoit un quota de 40 % de femmes dans six ans, avec un palier de 20 % à trois ans. «J’ai toujours cru à une gouvernance mixte, et je ne suis plus la seule. J’étais, encore hier, devant un parterre de chefs d’entreprises du Cac 40 convaincus, c’est entré dans les mœurs.»


Conseils d’administration : une meilleure communication entre les hommes et les femmes

Mais de la théorie à la pratique… il y a aussi des messages à faire passer pour changer les mentalités. Comme celle de ce businessman américain qui fait systématiquement monter des femmes au top. Dès qu’on lui demande pourquoi, il sort ses courbes de ventes et indique que depuis qu’il a choisi d’appliquer la parité il a augmenté ses résultats de 23%. Rien de tel pour inciter ses concurrents à réfléchir et à l’imiter. Quand un stéréotype est battu en brèche, notamment par un grand dirigeant d’entreprise, alors les chefaillons revisitent leurs petites idées machistes. Le monde anglo-saxon, plus pragmatique, compte d’ailleurs plus de femmes dans les conseils d’administration que la France.

L’entreprise, c’est vrai, est un lieu qui jusqu’ici a été pensé par les hommes pour les hommes. Mais aujourd’hui elle sait qu’elle doit tout faire pour conserver ses cadres féminins. Lors de sa première session, le Women’s Forum de Deauville a demandé à un groupe de huit femmes, âgées de 30 à 35 ans et ayant toutes travaillé à l’étranger, de plancher sur les améliorations à apporter pour installer les femmes plus facilement dans les top jobs. Parmi leurs conclusions: toutes les réunions fixées entre 9 heures et 17 heures; une meilleure communication entre les hommes et les femmes; ne pas pénaliser celles qui ont pris un congé de maternité ou même une année sabbatique; mettre en commun les progrès réalisés dans les entreprises pionnières, comme L’Oréal, et créer une institution européenne qui aiderait à explorer ces pistes.

Il y a des organigrammes dont les menta­lités ont changé en deux ans. Notamment pour la détection des hauts potentiels. Normalement, celle-ci se faisait entre 30 et 35 ans. Or c’est l’âge où les femmes font des enfants. Elles rentraient de leur congé de maternité pour voir un jeunot, ex-voisin de bureau et ex-copain de promo à HEC, devenir chef à leur place. Aujourd’hui, les entre­prises l’ont compris et changent les critères d’âges.


Conseils d'administration : être là où se recrutent les hommes

Autre problème à régler: on vit trop sur le mythe de la super­woman, séduisante à toute heure du jour et de la nuit, avec des enfants hyperbrillants et un mari lui aussi dans un top job, le plus souvent supérieur au sien. Les Françaises sont, en Europe, les plus nombreuses à travailler tout en ayant le plus d’enfants. Ce n’est pas incompatible. A condition d’avoir un conjoint un peu plus à la maison. Aux Etats-Unis, les femmes qui font les meilleures carrières dans la finance ont le plus souvent un mari prof d’université, avec des horaires assez souples pour leur permettre de faire travailler les enfants le soir et de déjeuner avec eux le mercredi. Et elles s’en portent beaucoup mieux. C’est le modèle que défend Mercedes Erra, coprésidente d’Euro RSCG, dont le mari, historien, a laissé tomber ses recherches pour s’occuper de leurs cinq enfants. Car, évidemment, évoluer dans les hautes strates de l’entreprise signifie que vous ne comptez pas votre temps: «Je peux commencer le matin par un petit-déjeuner, dit-elle, et terminer le soir par un dîner avec un client.» Il y a les déplacements à Strasbourg, Barcelone ou Shanghai, et des négociations qui peuvent durer toute la nuit.

Autre habitude à prendre: se mettre en réseau. Dans un conseil d’administration, on est coopté. Et l’important c’est d’être là où se recrutent les hommes. Généralement, ils se rencontrent au cours de déjeuners, dans les clubs, ils font de la voile ensemble… Les femmes en réseau prennent en charge d’autres femmes, afin de les faire connaître dans le cercle très fermé des administrateurs. Une solution à la question que beaucoup se posent: «Et nous, qu’est-ce qu’on fait de notre carrière?» Le plafond de verre, bien sûr qu’il existe. «Il faut aider les jeunes femmes à le casser, explique Barbara Dalibard, directrice générale de la branche Voyages de la SNCF. Les hommes sont souvent jugés sur leurs potentiels, les femmes beaucoup plus sur leurs performances. En général, elles aiment être sûres de se sentir capables de faire les choses. Chaque fois que je le peux, j’essaie de nommer des femmes cadres dans les conseils d’administration de filiales, pour qu’elles y développent leurs compétences. La compétition, c’est vrai, s’accroît quand on monte dans l’entreprise. Il faut avoir confiance en soi. Et ne jamais hésiter à prendre les places qu’on vous propose. Lorsqu’on construit sa carrière avec une expérience business large et à l’international dans le même temps, on enrichit énormément sa capacité à intervenir au sein d’un conseil d’administration. On apporte aussi un regard avec une vraie valeur autour d’une table où il n’y a que des hommes.»

Certains prétendaient, lors des premiers débats, qu’il n’y aurait pas de candidates valables, et aujourd’hui sous-entendent que la première tentation du Pdg sera de placer sa femme ou sa maîtresse au conseil d’administration. Marie-Jo Zimmermann n’élude pas la question: «Ce sera le problème des premières nominations, mais au fur et à mesure ce réflexe passera, et on choisira des femmes “normales”. D’ailleurs, des listes de femmes compétentes sont prêtes à être proposées.» (Voir « En Europe, ça progresse) Il est sûr que les chefs d’entreprise écoutent quand on leur tient un discours positif. Si vous leur dites: «Nous avons un vivier de femmes qu’on a présélectionnées», ils s’en servent pour féminiser leurs conseils d’administration. Une bonne façon de leur faire comprendre qu’on a envie d’y aller.


Conseils d'administration : l’avis de la pro

Véronique Morali a créé la branche France du Women Corporate Directors, un réseau de femmes dont la majorité siège dans des conseils d’administration. Elle explique comment bousculer les codes masculins.

Marie Claire: Que répondez-vous aux chefs d’entreprise qui affirment qu’ils ne trouvent pas de femmes pour siéger dans leurs conseils d’administration?

Véronique Morali: Je leur dis que c’est le bon moment pour élargir leur horizon. Et qu’il y a désormais une diversité de profils intéressants dans les entreprises, ou même de femmes venant de l’université, qui toutes peuvent apporter un autre regard. Nouveauté: elles ont pris conscience de l’intérêt pour elles d’intégrer les conseils d’administration.

Le Women Corporate Directors existe aux Etats-Unis depuis 1998, comment fonctionne-t-il?

Il a été créé par Suzanne Stautberg, Pdg de PartnerCom Corporation, pour permettre à des femmes siégeant pour 85% dans des conseils d’administration d’échanger leurs expériences. L’idée, aujourd’hui, est de créer un vaste réseau mondial ouvert au Moyen-Orient et à l’Asie, où on trouve, comme dans les pays anglo-saxons, plus de femmes qu’en France dans les conseils d’administration.

Ailleurs, les femmes seraient-elles plus professionnelles?

Il y a une plus grande habitude de mêler les sexes aux Etats-Unis, ou même en Chine, pays neuf qui a pu tout de suite prendre en compte la diversité des regards et des profils. En France, l’ouverture d’HEC aux filles date de 1975, et je pense qu’il faut plusieurs générations pour casser les codes. Mais, avec cette proposition de loi, les débats, les entre­prises sont au pied du mur. Depuis le début de l’année, vingt-cinq femmes ont été nommées, jamais on n’en a eu autant. Du coup, leur proportion dans les conseils d’administration a doublé, passant de 8% à 16%.

Combien de femmes vous ont-elles rejointe dans votre réseau?

Environ deux cents se sont inscrites depuis décembre. L’idée c’est de repérer celles qui sont susceptibles de monter en puissance et de les inciter à prendre davantage de responsa­bilités.

Se sentent-elles brimées?

Je ne sais pas si «brimées» est le mot. Je pense qu’aujourd’hui, beaucoup se disent: «Pourquoi pas moi?» Mais il ne faut pas se raconter d’histoire, ce n’est pas juste «a nice word» sur une carte de visite. C’est du travail, des dossiers, des voyages, et donc des arbitrages de vie privée. Et peut-être qu’au bout du compte beaucoup d’entre elles diront: «Non, non, moi je ne suis pas prête à ça, je ne veux pas faire ça.»

En février 2010, vous avez intégré le CA de Coca-Cola. Avez-vous été choisie parce que vous étiez une femme?

Non, car il y a déjà deux femmes. L’idée était de trouver quelqu’un qui incarne l’Europe et qui ait en même temps une expérience du continent américain.

Votre première séance a-t-elle été éprouvante?

Vous savez, mon premier conseil, pour Fimalac, remonte à 1993. Surtout, avant Coca-Cola, j’étais au conseil d’administration de l’un de leur client, le britannique Tesco. C’était en 2000, j’étais la seule femme et la seule non anglaise. Et là j’ai vraiment plongé dans le grand bain. On s’en sort comment? Eh bien, en étant très professionnelle.

Vous êtes favorable aux quotas?

J’ai changé d’avis. Au début j’y étais opposée, comme beaucoup de femmes qui ont toujours progressé sur une base de crédibilité. Mais depuis vingt ans il n’y a quand même pas grand-chose qui a bougé. Donc je suis pour des quotas tempo­raires, mais pas pour des sanctions, comme le voudrait la proposition de loi – plutôt pour la mise en visibilité positive des entreprises qui acceptent de jouer le jeu.

Pourquoi 40% et pas 50%?

Il faut comprendre que la présence des femmes dans les conseils d’administration est l’un des aspects, symbolique et très marginal, de tout ce qu’il reste à faire en faveur des femmes dans les entreprises. Il faut aussi encourager leur présence dans les comités de direction, ne pas oublier les inégalités de rémunérations… Donc, si on veut agir il faut le faire assez subti­lement et avoir une stratégie réaliste. 40% c’est déjà beaucoup, si on arrive à 25% ce sera très bien. On n’est pas des féministes échevelées.


Conseils d'administration : à quoi ça sert ?

Le comité de direction réunit de manière régulière les dirigeants de l’entreprise (le directeur général, le directeur financier…). Peu nombreux, ceux-ci discutent des ambitions financières de l’entreprise, des nouveaux produits ou encore des nouvelles stratégies décidées lors du conseil d’administration. Ce sont eux qui pilotent l’entreprise au quotidien. Le conseil d’administration d’une société anonyme accueille entre trois et dix-huit administrateurs cooptés et dont la nomination doit être ratifiée par l’assemblée des actionnaires. Les administrateurs se réunissent six à huit fois par an.

L’organisation du CA est régie par la loi, et le président est assisté d’un secrétaire. Les administrateurs sont souvent extérieurs à l’entreprise et donnent leur avis sur les décisions prises et la manière dont est dirigée l’entreprise par le comité de direction. Le conseil de surveillance est une alternative au conseil d’administration. Ce conseil est élu par l’assemblée générale pour une durée de trois à six ans. Il est composé uniquement d’actionnaires. Il a en charge le bon fonctionnement du directoire.


Conseils d'administration : ça progresse en Europe

L’exemple norvégien fera-t-il boule de neige en Europe? Comme la France, l’Italie et l’Espagne, pays résolument latins, ont longtemps été réticents à accepter des femmes dans les hautes fonctions des entreprises. Mais en 2007, José Luis Rodriguez Zapatero, Premier ministre espagnol, a fait voter une loi imposant à partir de 2015 au moins 40% de femmes dans les conseils d’administration. 

L’Italie prépare une loi visant 30%, la Belgique et les Pays-Bas aussi. L’Allemagne y réfléchit, et la Suède en fait un cheval de bataille de ses prochaines élections, en septembre. L’actuel gouvernement est contre les quotas, mais l’opposition sociale-démocrate y voit une avanc&eaceacute;e démocratique. «Ce n’est pas un problème de riches, affirme Claes Borgström, ancien médiateur pour l’Egalité, fervent partisan des quotas. Tout est lié, dans notre vision égalitaire de la société: l’égalité salariale, la parité dans le monde de l’entreprise et la lutte contre les violences conjugales ou la prostitution…» En attendant, 1400 femmes cadres suédoises (sur une population de 9millions d’habitants) ont répondu à l’appel à candidatures. Les 200 sélectionnées auront droit à un mentor (65% sont des hommes) qui les préparera à siéger dans un conseil d’administration.