Daniel Zarca, chirurgien exclusif du cancer du sein
"Lorsque Sonia* est venue me consulter, je venais de quitter l’Institut Gustave-Roussy, à Villejuif (Val-de-Marne), et je débutais dans mon activité parisienne. La consultation avait été longue et pénible. Personne n’avait jamais évoqué le cancer devant elle. J’avais d’abord dû lui fournir le diagnostic, puis lui annoncer la seule possibilité thérapeutique : une mastectomie. Sonia était sortie de là hostile et fermée. Par la suite, elle m’avait adressé une lettre m’accusant de vouloir lui enlever le sein plutôt que la seule tumeur pour gagner davantage d’argent. Mortifié, je lui avais répondu par courrier que, puisqu’elle mettait gravement en doute ma probité, je refusais de la prendre en charge et lui suggérais de contacter un confrère. Je n’ai plus jamais entendu parler d’elle."
"Son histoire est restée dans ma mémoire. Qui de nous deux avait manqué à l’autre ? La femme blessée et blessante ou le chirurgien sûr de la justesse de ses décisions ? J’aurais dû comprendre qu’elle m’adressait un appel à l’aide, une invitation maladroite à reprendre un dialogue mal engagé, mal préparé. Il aurait fallu la rappeler, la revoir, et non lui écrire. À distance du choc initial, la discussion aurait été probablement apaisée. Confondant honneur et orgueil, j’avais figé son comportement et le mien par la solennité de mon courrier."
'Huit ans plus tard, la même scène s’est jouée avec une autre patiente. Cette fois, les mots blessants ont été dits et non écrits. On m’accusait de nouveau de préférer la mastectomie par intérêt pécuniaire. Ce bégaiement de mon histoire me donnait symboliquement une nouvelle chance. J’ai écouté longuement, puis tout expliqué de nouveau. Comme je le fais toujours, j’ai proposé à cette femme de prendre un autre avis ; l’enjeu est trop important pour ne jamais laisser place au doute. Je lui ai donc organisé un second rendez-vous à l’Institut Gustave-Roussy. Elle est revenue très vite, acceptant la mastectomie sans même consulter un autre médecin. Mes explications et mon écoute l’avaient convaincue. L’agressivité qui avait plané au cours du premier entretien n’était pas dirigée contre moi mais contre la maladie. La réaction de cette femme était saine. On pouvait canaliser sa violence et l’utiliser pour l’aider à guérir. C’est ce que nous faisons ensemble depuis des années."
Enfin, Émilie* fut ma leçon de courage.
"Avec beaucoup de cran, cette sportive de 30 ans avait accepté qu’on lui enlève tout le sein. En pleine chimiothérapie, alors qu’elle n’avait plus de cheveux et un seul sein, elle avait persuadé – "obligé", disait-elle avec un grand sourire – son mari de lui faire l’amour. Grâce à ce tour de force, la sexualité de son couple était restée satisfaisante malgré les épreuves. Elle l’est toujours. Émilie avait trouvé les ressources pour ne plus subir le rythme de la maladie mais imposer le sien. Avant de la rencontrer, je me contentais souvent d’être un technicien, avec mes radios, mes marqueurs tumoraux, mes scintigraphies. Aujourd’hui, je laisse toujours une fenêtre ouverte sur le couple. Le chirurgien qui a accompli l’acte destructeur doit aider à la reconstruction dans ses aspects physiques et mentaux. La sexualité ne doit pas être oubliée ou considérée comme accessoire par les cancérologues."
(*) Les prénoms ont été modifiés dans tous les témoignages afin de préserver l’anonymat des patientes.
Claudia Bossi Bigard, psychologue à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris)
Ces femmes ont bouleversé ma vie.
"Je ne suis plus une femme, je ne suis plus rien. " On avait retiré un sein à Juliette*. Elle était désespérée et en colère. Elle se sentait dépossédée de son identité. Cela ne servait à rien de lui dire : " Mais madame, vous ne vous résumez pas à une paire de seins. " Son doute était abyssal, elle frôlait la dépersonnalisation. La sophrologie et la relaxation, bienfaisantes pour d’autres, ne lui suffisaient pas. Je lui ai conseillé de renouer avec son corps en prenant soin d’elle : bains relaxants, massages sur tout le corps, etc. Elle m’a dit que, jusque-là, elle ne savait même pas qu’elle possédait des pieds. Elle avait tellement surinvesti sa poitrine que le reste de son corps demeurait une friche oubliée. Je lui ai proposé de s’offrir des cadeaux. Une action impensable pour elle : elle ne les méritait pas, et encore moins maintenant. J’ai poursuivi avec elle une psychothérapie de soutien. Elle m’a montré que même les femmes les plus hostiles à se faire du bien pouvaient céder à la bienveillance et à l’écoute."
"Laurencia*, 32 ans, en chimiothérapie depuis deux ans, m’a enseigné autre chose. Elle m’expliquait qu’elle était en deuil. Je l’ai interrogée : " Vous avez perdu quelqu’un ? " Elle a précisé : " J’ai perdu un sein. " Elle a raconté qu’elle avait perdu son père d’un cancer, et pensait donc que son propre cancer du sein équivalait à une perte irrémédiable. Ainsi, la mastectomie est vécue par certaines comme la perte de l’objet aimé et qui a été aimé de l’autre. Avec chaque patiente, j’essaie de voir où elle en est de ce point de vue. Cette perte a-t-elle réactivé d’autres pertes ou blessures plus inconscientes, met-elle en évidence une défaillance narcissique ?"
"Sur un plan personnel, ces femmes ont bouleversé ma vie, et le mot n’est pas trop fort. Ce n’est pas parce qu’on travaille à l’hôpital qu’on a acheté le droit de ne pas être malade. Je savoure chaque seconde. Quand ces femmes me remercient, je suis très gênée. C’est moi qui les remercie."
Cancer du sein : Annie Bisseret, infirmière en chirurgie et sénologie à l’Institut Curie (paris)
Ce n’est rien la douleur d’un sein, c’est dans la tête que ça ne va pas.
"Impossible de dire que telle patiente atteinte d'un cancer du sein a été mon chemin de Damas ou mon électrochoc. En fait, ce sont toutes les rencontres qui m’ont appris, toutes les douleurs – exprimées ou pas –, qui m’ont transformée, imperceptiblement. Au début de ma vie d’infirmière, j’imaginais qu’il suffisait de savoir poser rapidement et précisément une perfusion pour être une bonne professionnelle. Avec l’expérience, j’ai appris, au contraire, à prendre le temps, ce qui m’a permis de déceler chez ces femmes des détails qui jusque-là paraissaient insignifiants."
"Je me souviens de Marie*, dans son lit, la nuit, crevant de solitude et ne disant rien. Le lendemain commençait sa chimiothérapie, puis la perte de ses cheveux. Je me suis assise, je lui ai tenu la main, j’ai compris. Je n’ai pas fait de piqûre, je n’ai pas donné de cachet, j’étais là, et j’aurais pu être à sa place. Elle savait que je savais... Il y a eu aussi Hélène*, 46 ans, en chirurgie depuis quelques jours, après l’ablation complète du sein. Elle m’a appelée plusieurs fois pour me dire qu’elle avait une cloque au niveau de son pansement et que ça lui faisait très mal. Vous imaginez : elle focalisait toute sa détresse sur un détail dérisoire."
"Mes propres fils n’ont jamais eu le droit de se plaindre pour des broutilles, j’avais toujours en toile de fond la détresse "véritable" à l’hôpital. Mais en sénologie, les petits bobos sont toujours très importants, ils permettent de ne pas penser à sa trop grande souffrance. Beaucoup de malades expriment d’ailleurs des choses très fortes : "Ce n’est rien, la douleur de mon sein, c’est tout ce que j’ai dans la tête qui ne va pas. " Je suis lourde du poids de l’avenir de ces femmes, je sais que pour certaines, le parcours sera difficile en raison de leur maladie et de ce que je comprends d’elles."
Cancer du sein : David Khayat, chef du service de cancérologie de l’hôpital de la pitié-salpêtrière (Paris).
J’ai appris à partager la décision des traitements.
"J’ai moi-même été malade, enfant, puis de nouveau éprouvé par une grave maladie, à 20 ans. J’ai survécu de longs mois en souffrant, après une paralysie avec atteinte respiratoire. Pendant mon hospitalisation, j’ai compris ce rapport "perpendiculaire" entre le malade couché et le médecin debout. Il n’y a rien de plus écrasant. J’ai éprouvé aussi combien on pouvait espérer la visite du "patron". Mais tout le système est fait pour broyer le malade et lui interdire de poser des questions. Vous êtes sale, en pyjama, vous avez eu mal toute la nuit, et le professeur arrive, frais, en blouse immaculée, il sent bon et il est suivi d’un aréopage d’étudiants qui recueillent la bonne parole. Une fois devenu chef de service, ma première mesure a été d’annuler la visite à vingt-deux dans la chambre, un peu comme un matador dans l’arène."
"Un jour, Rachel* est apparue. On venait de diagnostiquer chez cette femme de 28 ans un cancer du sein de 7 cm. Elle arborait une poitrine magnifique. Je lui ai expliqué qu’il lui faudrait recevoir une chimiothérapie pour faire fondre la tumeur avant la chirurgie, et évoqué la nécessité probable de lui enlever tout le sein. Vous imaginez Rachel, jeune et belle, avec un décolleté vertigineux... Sans rien dire, elle a dénoué ses cheveux devant moi et les a laissés tomber sur ses reins. J’étais en train de lui annoncer que j’allais l’abîmer totalement. Elle m’a regardé dans les yeux et m’a répondu : " Il n’en est pas question. ""
"À l’époque, avec un cancer de cette taille, sa probabilité de guérison était inférieure à 30 %. Je suis donc revenu à la charge, j’ai insisté pour la convaincre d’accepter le traitement. À chaque consultation, c’était le même refus obstiné. Elle répliquait toujours : " Docteur, vous m’avez donné toutes les informations, j’ai tout compris, mais c’est ma vie. Je préfère vivre moins longtemps et préserver ma poitrine. " Comme elle l’a souhaité, nous nous sommes contentés d’une chimiothérapie de quelques mois avant de prélever la tumeur (tumorectomie), sans enlever le sein dans sa totalité (mastectomie)."
"Médicalement, ce n’était pas l’option optimale. Lors de ces contacts répétés, j’ai pris conscience de mon sentiment de culpabilité. Pendant les trois mois qui ont précédé l’intervention, je n’ai pas trouvé le sommeil. Un jour, tout a basculé et je lui ai fait part de ma décision : " A partir de maintenant, c’est moi qui vous dis de conserver votre sein, c’est moi qui porte le fardeau de cette décision. Ce risque, je l’endosse. " Sur son dossier, j’ai raturé mes premières indications médicales et quasiment médico-légales et j’ai inscrit la nouvelle option thérapeutique. Ce sourire cynique avec lequel j’aurais pu continuer à la voir pendant des années pour me dédouaner de toute responsabilité en brandissant le risque qu’elle avait choisi de prendre..."
"Aujourd’hui, Rachel est sauvée et elle a un enfant. Grâce à elle, j’ai réalisé que la décision d’un traitement devait être partagée, et qu’une malade avait le droit de choisir son destin. Le fait d’avoir soigné des centaines de patients ne vous autorise pas à parler à leur place. Rachel s’est battue pour sa jeunesse et sa beauté, elle m’a fait descendre de mes certitudes et de mon principe de précaution avec un pseudo-"risque zéro". En réalité, le jeune professeur que j’étais est devenu humble devant son exigence et son cri."
Yves Otmezguine, chimiothérapeute et radiothérapeute au Centre d’oncologie de la clinique de la Porte de Saint-Cloud (Boulogne-Billancourt)
Chaque femme m’apprend à mieux aider les autres.
"J’ai soigné Aude* il y a huit ans. Elle avait alors 30 ans, un enfant et un compagnon. Celui-ci l’a quittée lorsqu’il a appris qu’elle avait un cancer – c’est ce qu’on appelle entre nous "la double peine". Aude ne souhaitait pas reconstruire son sein, pourtant il n’y avait pas de difficultés chirurgicales. "Amazone" elle était, amazone elle désirait rester, malgré mes encouragements à la reconstruction mammaire. Je l’ai revue l’an dernier, pour son contrôle annuel. Elle était lumineuse, j’étais persuadé que cette fois elle allait céder. Absolument pas : Aude avait surmonté la mammectomie et la séparation, elle avait un nouveau compagnon et souhaitait un enfant."
"Contrairement à ce que je pouvais imaginer, le sein manquant ne comptait pas. Ce que j’envisageais comme une affreuse mutilation n’était pas pour elle un frein à la vie. Les soignants ne sont ni dieux ni maîtres, mais de simples outils à la disposition des patientes – qui sont libres de choisir leur traitement. Prendre conscience de cela change tout dans la relation médecin-malade. On ne considère plus les choses d’en haut, mais sur un pied d’égalité, d’humain à humain. Et puis, heureusement que toutes ces Aude existent, sinon, nous autres, thérapeutes, penserions en permanence que nous sommes les bourreaux de leur féminité. Elles nous aident à réconforter les suivantes qui doutent et qui souffrent."
"La maladie peut aussi devenir une mue salutaire, un chemin vers la lumière. Je me souviens de ce Malien qui, un jour, m’a amené sa sixième femme. Lorsque Aminata* a été sauvée, elle l’a quitté. Après avoir côtoyé la mort, elle ne voulait plus être l’esclave d’un homme. La maladie a été un chemin de réconciliation avec elle-même, une prise de conscience. Quand une patiente s’effondre, je me tourne vers tous ces tableaux et lui parle d’Aude ou d’Aminata, qui ont ouvert la voie."